Brexit : à Douvres, déjà un long embouteillage de camions…

Partagé le 11/12/2020

Les négociations sur le Brexit vont continuer mais déjà le port britannique est pris de congestion. Les habitants sont pressés d'en finir.

Telle une citadelle imprenable, le château fortifié de Douvres domine la ville et nargue les côtes françaises. Seuls 35 kilomètres le séparent du cap Gris-Nez, visible par temps clair. Point d'embarcation des ferries, le port de Douvres est l'une des principales portes d'entrée et de sortie des marchandises en provenance du continent européen. Les camions s'y entassent, en provenance de l'autoroute M20 qui relie la côte au centre de l'Angleterre

« Il y a cinq files et au moins cinq cents camions ici, vous allez vous faire écraser », prévient un policier de la douane qui filtre les entrées. Les autorités portuaires n'autorisent aucun accès au port, « covid oblige », et ne font aucun commentaire. Difficile de savoir ce qui s'y trame à l'approche du Brexit. Un employé du port rassure : « Tout sera prêt » le 1er janvier, date de sortie officielle du Royaume-Uni de l'Europe. Avant d'ajouter : « On a l'habitude des délais, mais il faudrait que les Français arrêtent de faire grève à leur frontière ! »

Prêt à quoi, exactement ? Quel que soit le sort des négociations engagées entre Bruxelles et Londres, le port de Douvres fera face à d'importants changements le 1er janvier 2021. En quittant le marché unique européen, le Royaume-Uni doit se préparer à des contrôles de marchandises qui n'existent plus depuis 1973. Si les importations britanniques en provenance de l'Europe bénéficient d'un sursis de six mois, rien de tel n'est prévu en sens inverse pour les exportations vers le continent. Les camions devront présenter à la douane, qui aujourd'hui ne contrôle que les passeports, un code-barres certifiant une déclaration d'exportation outre une déclaration sanitaire. Et s'ils ne sont pas en règle, gare au risque d'engorgement. Un no deal générerait en outre des taxes sur les exportations et les importations entre Douvres et Calais. Et augmenterait encore les embouteillages de camions causés par des contrôles approfondis à la frontière.

C'est ce que craint Sandra Malho, qui gère le café La Salle Verte dans le centre de la ville, qui compte 31 000 habitants. « Les écoles ont prévenu qu'elles risquaient de fermer en janvier », explique-t-elle, car la région pourrait être débordée par les files d'attente de poids lourds. Originaire du Portugal et installée depuis 22 ans à Douvres, elle ne sert plus que des take-aways – la ville étant sous Tier 3, le niveau local le plus élevé de restrictions en Angleterre. Après le Covid, elle craint que le Brexit menace à son tour ses affaires, puisqu'elle importe ses grains de café d'Italie. « On attend d'avoir des consignes claires, on sait que les prix vont augmenter, on espère un réajustement d'ici à l'été prochain. » En attendant, les prochains mois ne seront pas radieux pour les commerces anglais.

Sur la corniche, quelques clients attendent devant l’hôtel-restaurant Best Western, qui propose des fish & chips à emporter. Faute de pouvoir s’installer à l’intérieur, une fois servis, ils mangent sur un banc, devant la mer, et face à un ferry à l’arrêt. Dans la salle de restaurant vide, le manager explique que ses seuls clients de l’hôtel sont les employés de ce bateau de croisière. « Quand vous saignez beaucoup, une petite égratignure ne se sent presque pas », dit-il pour comparer les effets de la pandémie au Brexit. Suresh Kumar Singh déclare avec philosophie : « Dans la vie, soit vous acceptez l’échec, soit vous allez de l’avant. » Son restaurant subira des « dommages collatéraux » pour les produits importés, mais rien de très grave. Et puis, les touristes ne cesseront pas de venir en Angleterre, et Douvres ne cessera pas d’être ce « stop » incontournable pour les voyageurs européens, français surtout. « Vous voyez, explique le restaurateur en montrant la file d’attente à l’extérieur, les gens s’habituent à tout. Avant, ils auraient râlé de devoir faire la queue. »

Deal ou pas, on ne veut plus en entendre parler !

Pour les Anglais de Douvres, le temps de la patience et des tergiversations est révolu. Les habitants ont voté à 62 % pour sortir de l'Union européenne, et ils aimeraient que leur choix soit respecté. Un couple âgé ne prend même pas la peine de s'arrêter en entendant le mot Brexit. « On veut sortir, ça dure depuis trop longtemps ! Deal ou pas, on ne veut plus en entendre parler ! » s'agacent-ils en levant les bras au ciel.

Plus loin, deux hommes assis discutent. « Hein ? Le Brexit ? » Ils se regardent et éclatent de rire. Il s'agit de deux frères âgés de 71 et 67 ans. Le premier habite Douvres, l'autre est venu le voir pour la journée, mais comme il n'a pas le droit de se déplacer en Tier 3, ils souhaitent être surnommés Keith et Richie. « Boris est plus grand comédien qu'il n'est Premier ministre », dit Keith d'emblée, précisant qu'ils sont « tous les mêmes » et qu'il ne lui fait pas confiance pour conclure un deal. « Il n'est pas stupide », rétorque son frère, pour lequel, quoiqu'il arrive, « le 1er janvier, [ils] retrouveron[t] [leur] souveraineté. Pour une fois, faisons ce que les gens ont voté. L'Europe veut le beurre et l'argent du beurre [they want their cake and eat it]. Ils veulent qu'on suive les mêmes règles qu'eux. Mais ils ont besoin de nous plus qu'on a besoin d'eux. Il n'y a pas d'autre pays au monde qui commence par Great [Great Britain]. »

La question de la souveraineté retrouvée est au cœur des préoccupations des Anglais. C'est la ligne rouge de Boris Johnson, ce qui explique que les négociations durent si longtemps. Sur une colline offrant une vue sur les files de poids lourds, Terry sort d'une maison. « On veut bien rester amis avec les Français, mais franchement, on les a libérés en 1945 et c'est comme ça qu'ils nous remercient ? En réclamant un accès à nos eaux ? » s'énerve-t-il, avant de s'adoucir et de finalement proposer un thé. Un peu plus loin, « the last pub in the civilised world [le dernier pub avant d'embarquer pour Calais] » est fermé au public. Une bande d'amis, la quarantaine, en profite pour repeindre l'intérieur. Pinceau à la main, Andy annonce la couleur : « Au lieu de réquisitionner l'armée pour s'occuper de cette fausse pandémie, pourquoi ils ne l'enverraient pas en mer pour dire aux Français de dégager de nos eaux ? » Il ne redoute pas le chaos que pourrait apporter un « no deal » : « Dans un an, ce sera un lointain souvenir. »

C'est justement un souvenir, une photo, un instant que veut saisir Harry Tomlin, historien et spécialiste de Douvres, en prenant de la hauteur, au sens propre comme au figuré. Un appareil photo à la main, il est monté sur la falaise pour immortaliser les camions, et les montrer, dans dix, vingt ans, ou plus : « Remember Brexit ? » À l'approche du coucher de soleil, le spectacle est saisissant : les camions ressemblent à de petits Lego qui s'empilent. « Douvres est un endroit en perpétuelle évolution, les côtes changent chaque jour, le port ne cesse de se transformer, dans 500 ans, il changera encore, vous devez aimer l'histoire et accepter les mutations, ne pas aller de l'avant est contraire à l'histoire. » Et ajoute en riant : « Nous détesterons toujours les Français ! » Il explique que les flux de marchandises et de passagers ne cesseront pas. Il prend l'exemple de son appareil, « je ne vais pas arrêter d'acheter Canon parce que nous avons été en guerre contre le Japon en 1945 ». Parce que le Royaume-Uni est une île, « il a toujours voulu se protéger, que ce soit en 1914, en 1940 ou en 1973, avec l'idée de marché commun ». Mais l'Europe est allée bien au-delà de ce simple pacte commercial. « On dit à l'Europe : on veut être en charge de notre propre destin. » Il conclut en levant les yeux vers la forteresse de Douvres, gagnée par l'obscurité…. Demain sera pour lui un jour historique.